« Les handicaps invisibles et la neuroatypie sont longtemps restés sous le radar »
Qu’est-ce que la neurodiversité ? Comment faire pour qu’étudiantes et étudiants, porteurs de handicaps visibles ou invisibles, se sentent accueillis et écoutés à l’ENS-PSL ?
Mathieu Perona, directeur exécutif de l’Observatoire du bien-être au Cepremap, s’est intéressé à la question de la neurodiversité dans le cadre du cours Behavioural Public Policy qu’il donne aux étudiantes et étudiants de l’ENS-PSL. Il interviendra à ce sujet lors de la journée École inclusive. Il s’exprime ici en tant que spécialiste des sciences cognitives appliquées à l’action publique, et ne s’est que récemment intéressé à la neuroatypie.
Pouvez-vous nous évoquer en quelques lignes votre parcours ?
Mathieu Perona : Je suis entré à l’ENS par le concours B/L en 2001. J’ai suivi ensuite une formation d’économie, avec un doctorat dans ce qui est devenu l’année suivante l’École d’économie de Paris. Après un passage dans le secteur privé, je suis désormais directeur exécutif de l’Observatoire du bien-être, au Cepremap (Centre pour la recherche économique et ses applications). Je travaille donc sur le campus Jourdan, puisque nous sommes hébergés par l’ENS.
Quels sont vos domaines de recherche actuels ?
Mathieu Perona : Le Cepremap est une association sous tutelle du MESRI dont la mission est d’être une interface entre la recherche publique et les administrations. À ce titre, mon rôle est de faire connaître les recherches qui mobilisent les métriques de bien-être subjectif pour informer l’action publique. Suite à une collaboration avec Coralie Chevallier (Département de sciences cognitives), j’ai élargi mon champ d’action aux sciences comportementales, jusqu’à rédiger avec elle l’ouvrage Homo Sapiens dans la cité (Éditions O. Jacob, 2022), qui illustre la manière dont les sciences cognitives nous invitent à repenser la conception de l’action publique, et pas seulement son application en bout de chaîne (les nudges). C’est à ce titre que j’ai repris depuis deux ans la responsabilité du cours Behavioural Public Policy.
Votre intervention lors de la journée École inclusive du 18 janvier portera sur la neurodiversité. Pouvez-vous nous expliquer ce concept ?
Mathieu Perona : La neurodiversité est un concept autour duquel les débats sont nombreux. Il a d’abord une origine militante. Essentiellement, il recouvre l’idée qu’il existe au sein de l’espèce humaine une diversité des fonctionnements cognitifs qui ne se ramènent pas à une hiérarchie. Cette approche s’oppose à l’idée que tout fonctionnement s’écartant d’une norme — au reste mal définie — constitue une déviance ou un handicap à traiter, éventuellement médicalement. Il se veut ouvert à des diversités de fonctionnement, mais aussi d’aspirations, par exemple en admettant que des personnes présentant les mêmes troubles de l’attention puissent l’une désirer une aide médicamenteuse, et l’autre souhaiter un aménagement de ses missions de travail.
Quelles pathologies la neurodiversité recouvre-t-elle ?
Mathieu Perona : L’objectif est justement d’éviter de rabattre la diversité des cognitions sur une dimension de pathologie. Les personnes autistes sont au cœur du concept, mais aussi celles faisant face à des troubles de l’apprentissage (dyslexie, dyscalculie, dyspraxie), les personnes présentant un trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), ainsi que celles présentant les symptômes de la maladie de Tourette. Le concept est volontairement large, pouvant inclure par exemple les personnes ayant une plus grande sensibilité à la lumière ou au bruit, ou les synesthésiques.
Ce concept est-il connu en France ?
Mathieu Perona : Il commence à l’être. Ainsi, le programme national ASPIE-Friendly a été récemment renommé Atypie-Friendly, afin de sortir de la seule population associée au syndrome d’Asperger pour inclure une large gamme de situations neuroatypiques.
Comment prendre en compte la neurodiversité, et de fait les personnes neurodivergentes, dans l’enseignement supérieur ?
Mathieu Perona : C’est la question que j’ai posée à mes étudiantes et étudiants, en ce qui concerne l’ENS-PSL ! Les revues de littérature et leurs projets soulignent plusieurs angles complémentaires. Sur le plan pédagogique, rendre disponibles les cours dans plusieurs formats (écrit, audio, vidéo) constitue un premier pas vers ce qu’on nomme l’Universal Design — qui d’ailleurs s’adresse aussi bien à toutes les autres populations étudiantes. Sur le plan de la vie sur le campus, il s’agit d’une part de sensibiliser l’ensemble de la communauté à cette diversité, de manière à réduire l’épuisante injonction à se conformer à des fonctionnements attendus, organiser le soutien en fonction des besoins et aussi des forces liées aux multiples formes de neuroatypie, et prendre en compte les sensibilités sensorielles et d’interactions sociales.
Y a-t-il un vocabulaire spécifique à employer ?
Mathieu Perona : Il faudrait poser cette question aux organisations spécialisées. On sait que l’utilisation des termes liées à l’autisme est délicate, et devrait être limitée à des cas bien identifiées, et avec le consentement de la personne. Plus qu’une question de vocabulaire, il s’agit à mon sens d’une question d’écoute : comment chaque personne désire-t-elle qu’il soit fait référence (ou non) à sa situation.
En quoi cette journée École inclusive peut-elle aider à mettre en lumière ce concept ?
Mathieu Perona : En France, on a beaucoup abordé l’inclusion sous l’angle de l’inclusion sociale et des personnes porteuses de handicaps physiques visibles. Les handicaps invisibles et la neuroatypie sont longtemps restés sous le radar, car moins observables. Cette journée peut aider à faire prendre conscience que potentiellement un grand nombre de membres de la communauté de l’ENS-PSL est concerné — et que la réussite évidente de certaines personnes neuroatypiques dans cet environnement ne doit cacher ni ce qui leur en a coûté de plus d’arriver là, ni la souffrance invisible de celles et ceux qui s’épuisent à se conformer à des fonctionnements qui ne les prennent pas en compte.